Archives de Catégorie: Investissement

Incohérence temporelle

Après avoir sévèrement ponctionné les profits des entreprises depuis 2012, le gouvernement s’aperçoit que leur trésorerie est exsangue. On pourrait imaginer qu’il décide de diminuer les impôts. Mais ce serait contraire à l’un des principes fondamentaux du pouvoir politique en France, aujourd’hui : l’argent appartient par principe à l’État ; son usage privé n’est que concédé. La formule peut paraître exagérée ; mais c’est l ‘asymptote que l’on voit le mieux la direction de la courbe, ici des événements.

Publié dans La Croix du 13 avril 2015

Dans le cycle conjoncturel, le moment-clé de la reprise est celui où l’investissement redémarre. C’est lui, en effet qui va confirmer le changement de cap en amplifiant le mouvement de reprise de la consommation. C’est bien le moment où nous nous trouvons. Si l’on fait un arrêt sur image à la fin du premier trimestre 2015 et que l’on extrapole les résultats ainsi obtenus sur l’ensemble de l’année, on obtient pour 2015 une croissance « acquise » de 0,8 % stimulée par la demande de consommation des ménages (1,3 %) mais freinée par l’investissement des entreprises (-0,2 %), des ménages (principalement le logement à -4 %) et des administrations publiques (-2,2 %). On comprend la préoccupation du Président François Hollande et son engagement à faire bouger les lignes ! Pourtant, force est de constater que la situation est, pour une part substantielle, de son fait. Il ne fait qu’essayer de corriger les conséquences logiques de ses décisions. Il s’agit d’une manifestation supplémentaire d’incohérence temporelle, où la puissance publique prend des décisions contradictoires à deux moments différents du temps. A zigzaguer ainsi, il est peu probable que l’on avance beaucoup vers la cible de la croissance et de l’emploi. Qu’on en juge !

Lorsque, en 2012, l’on croyait encore possible de ramener en un an le déficit budgétaire de 4,5 à 3,0 % du PIB à fin 2013, le gouvernement de Jean-Marc Ayrault avait décidé de mettre les entreprises à contribution pour un tiers de cet objectif, soit 10 Mrds€. Impossible de rappeler le poème à la Prévert des mesures fiscales qui ont été prises. Cependant, il est préférable de savoir d’avance que celui qui verse le montant de l’impôt n’est pas nécessairement celui qui en subit le poids. Au moment du prélèvement, ces impôts pèsent sur la trésorerie des entreprises ; avec le temps, le contribuable effectif dépend des possibilités de l’entreprise de reporter ces prélèvements sur d’autres acteurs. Les véritables payeurs peuvent être les fournisseurs (pression à la baisse des prix d’achat), les clients (hausses des prix), les salariés (moindre progression des salaires) ou l’emploi (si les investissements de capacité sont reportés). Il faut croire qu’aucun des trois premiers transferts ne fut possible puisque l’on parle actuellement de mettre en œuvre un dispositif fiscal pour améliorer, justement, la trésorerie des entreprises. Il serait surprenant que ce dispositif fiscal ne soit pas conditionnel et donc, l’entreprise sera une fois de plus pilotée par les fonctionnaires de Bercy. S’ils jouent le jeu, les dirigeants se transformeront en chasseurs de prime. A priori, on peut penser que ce n’est pas le métier qu’ils ont choisi !

Avec la crise financière, les normes prudentielles ont été resserrées. Ici, la responsabilité ne relève en rien des gouvernements français sauf qu’il leur revenait d’anticiper les conséquences de ces nouvelles régulations internationales. L’objectif explicite était de contrôler la prise de risque des institutions financières ; l’objectif implicite était de favoriser la détention d’obligations publiques par les compagnies d’assurance. Ainsi, pour pouvoir acheter une obligation d’entreprise à dix ans, la compagnie d’assurance devra détenir trois fois plus de fonds propres que pour une obligation à trois ans. Le financement à long terme de l’entreprise est donc mécaniquement pénalisé. Qu’à cela ne tienne, le gouvernement vient d’y penser. Il va créer un fonds de 500 millions à disposition des assurances pour des prises de participation dans les entreprises. Evidemment, on peut poser immédiatement trois questions : de où viendront ces fonds ? Quels seront les critères de distribution ? Est-ce que les entreprises veulent vraiment diluer le pouvoir de décision économique en acceptant une prise de participation quasi-publique dans leur capital ? Décidément, chassez le socialisme d’État par la porte, il rentre par la fenêtre !

Enfin, la chasse aux fonds propres est ouverte en France depuis l’instauration de l’Impôt sur les grosses fortunes (1982) et les augmentations de salaire supérieures aux progrès de productivité. Son résultat est connu : depuis 10 ans, la part des investissements réalisés sur fonds propres (taux d’autofinancement) est toujours inférieure à 100 % en France alors qu’elle est toujours supérieure à 100 % en Allemagne. Si l’on interroge les économistes sur les leviers de redressement du taux d’autofinancement, ils parlent de freinage du salaire réel ou de progression de la productivité – qui suppose, justement d’investir. Si l’on pose la même question à un gouvernement en France, il répond par l’identification de « prêts cautionnés par la puissance publique » à des quasi-fonds propres. C’est ce que propose à nouveau François Hollande avec les prêts de développement des entreprises gérés par la Banque publique d’investissement (BPI). La différence entre de véritables fonds propres, à la discrétion effective du dirigeant et de quasi-fonds propres, à la discrétion d’une banque publique, c’est le temps passé à monter le dossier, à justifier chacun des paramètres du projet de développement, à expliquer que l’on est absolument pas sûr qu’investissement rime avec emploi !

On le voit, si la direction est bonne, le chemin est tortueux. S’il est une ligne droite, elle est implicite. C’est celle qui consiste à concentrer les leviers de la décision économique entre les mains de la puissance publique. Et dire qu’il en est qui parlent de « cadeaux aux patrons »

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La doctrine sociale de l’Église et l’accumulation du capital : une négligence coupable ?

Publié dans La Croix des 1er et 8 décembre 2014

Dans son exhortation apostolique La joie de l’Évangile, avec la force de conviction qu’on lui connaît, le pape François s’insurge contre ce que, en France, on appelle les licenciements boursiers : « l’économie ne peut plus recourir à des remèdes qui sont un nouveau venin, comme lorsqu’on prétend augmenter la rentabilité en réduisant le marché du travail, mais en créant de cette façon de nouveaux exclus » (§ 204). Bien entendu, ce cri du cœur ne doit pas être pris pour la lettre de l’enseignement de l’Église catholique en matière sociale et économique et le pape s’en défend expressément (§ 184). Mais, à moins que le sens de la formule ne doive par principe l’emporter sur la rigueur de la réflexion, on est en droit de procéder à une analyse littérale de ce qui ressemble à un impératif catégorique.

Notons d’abord que, en France au moins, « la seule recherche d’économie, alors que la situation économique et financière de l’entreprise est bonne, ne peut justifier un licenciement ». L’exhortation apostolique est pour le monde, et la France en fait partie. Faut-il conclure que, pour le pape François, notre pays représente un modèle de gestion du marché de l’emploi ? On peut en douter au vu du nombre de chômeurs de longue durée qui sont autant d’« exclus » !

Car, pour le pape François, on passe sans solution de continuité du statut de salarié à celui d’exclu. Or, un autre passage de l’exhortation apostolique est d’une virulence extrême. A la vue, très certainement, des bidonvilles d’Argentine, il écrit que « les exclus ne sont pas des ‘exploités’, mais des déchets, ‘des restes’ » (§ 53). Rapprochant les deux paragraphes, on ne peut considérer cette formule comme exacte là où existe une allocation de chômage, surtout quand elle offre une couverture longue, comme en France. S’il est exclu de la société de production, le chômeur indemnisé n’est pas exclu de la société de consommation. Au final, qu’on le veuille ou non, ces « déchets » du pape François renvoient à l’image de l’armée de réserve des travailleurs chez K. Marx. A une nuance près, et elle est de taille : l’armée de réserve des travailleurs chez K. Marx était la conséquence du développement du capitalisme ; les exclus d’Argentine ou d’autres émergents ont rarement été salariés et le principal problème qui se pose à eux est l’insuffisance du capital mis en œuvre pour les employer.

Allons plus loin. À supposer que l’on réussisse effectivement à « augmenter la rentabilité en réduisant » immédiatement « le marché du travail », l’impact effectif à terme dépend directement de l’usage qui sera fait de l’argent ainsi économisé sur les travailleurs. Si cet argent nourrit « la spéculation financière » au sens strict du terme, alors le pape a raison. Davantage d’argent sur des marchés financiers représentatifs d’une économie stagnante fait monter les cours de façon quasi mécanique… jusqu’à la prochaine bulle. Mais si cet argent se concrétise en investissements sur des projets nouveaux, l’emploi augmentera. Quant à savoir si cela se fera à un niveau tel que les chômeurs seront tous (r)-embauchés, nul ne peut le dire ex ante.

Fondamentalement, ce que ce raisonnement montre, c’est que l’accumulation du capital sur des projets nouveaux est la meilleure façon de lutter contre le chômage et contre l’exclusion. Or, sur ce sujet, la doctrine sociale de l’Église est loin d’être prolixe. Tout se passe comme si le capital était déjà constitué et qu’il se reproduisait sans difficulté notable. Dans ce contexte, le problème est moins dans son accumulation que dans son orientation. Dans une allocution aux membres du Congrès international du Crédit, Pie XII déclare : « que de capitaux se perdent dans le gaspillage, dans le luxe, dans l’égoïste et fastidieuse jouissance ou s’accumulent et dorment sans profit »[i]. Le capital est là, mais il sert à acheter une propriété de 50 Mns€ à Hawaii [ii]: rien de nouveau sous le soleil ! Le capital est là, mais il dort « sans profit » : à une époque où la thésaurisation était une pratique courante, elle est jugée coupable de ne pas exercer « la vertu de magnificence ». Ici, c’est Pie XI qui parle, en conclusion d’une formule où il est demandé que l’utilisation du capital porte sur « des biens réellement utiles »[iii].

Mais que dire si une partie du capital est détruit par le processus de destruction créatrice mis en lumière par J. A. Schumpeter à la charnière du XX° siècle ? Voilà bien une question que la doctrine sociale devrait affronter : comment transformer du revenu en capital pour accroître le volume de l’emploi. [A suivre…]

[Deuxième partie]

Dans un débat récent avec Thomas Piketty, Bill Gates rappelle que, à côté du succès d’Henry Ford, « nombre de personnes (…) ont vu leurs investissements disparaître entre 1910 et 1940, quand le nombre de constructeurs américains est passé de 224 à 21 »[iv]. Ainsi, le capital peut être détruit et il doit être reconstitué sur d’autres bases. Plus généralement, dans les pays émergents, par définition même, le stock de capital est insuffisant pour offrir un emploi à toute la population. Or, cet aspect du problème est occulté dans la doctrine sociale de l’Église. L’encyclique Centesimus annus de Saint Jean-Paul II « reconnaît le rôle pertinent du profit comme indicateur de bon fonctionnement de l’entreprise »[v]. Si ce rôle est immédiatement tempéré de façon à « n’être pas le seul indicateur de la santé de l’entreprise », l’idée que ces profits puissent être utilisés pour accumuler du capital et créer des emplois n’est pas évoquée.

Peut-être que ce silence provient d’une gêne par rapport aux textes évangéliques eux-mêmes. Au jeune homme riche, le Christ dit : « Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu possèdes, donne-le au pauvre, et tu auras un trésor dans les cieux. Puis viens, suis-moi »[vi]. Les premiers disciples ont appliqué à la lettre cette transformation du capital en revenu : « Ils vendaient leurs biens et possessions, et ils en partageaient le produit entre tous en fonction des besoins de chacun »[vii]. Peut-on rapprocher cet élan eschatologique, brisé par le retour tardif du Seigneur, de la quête impérée par Saint Paul aux chrétiens de Macédoine « pour aider les fidèles de Jérusalem »[viii] ? En tout cas, ce conseil personnalisé (ici, au jeune homme riche) doit être tempéré par la parabole des talents, à destination universelle. Or, que dit-elle, au moins dans son sens littéral ? D’abord, que « l’homme qui part en voyage » fait une dotation en capital ; ensuite qu’il exige un accroissement de ce capital ; enfin, que cet accroissement doit atteindre au moins le taux d’intérêt bancaire[ix].

Dans une Europe en crise, où le fléau du chômage est tellement répandu, il est devenu impératif de reconstituer du capital car jamais le stock de chômeurs ne sera résorbé par les entreprises existantes. Le taux de marge des entreprises est une des clés du problème, avec toutes les réserves que l’on peut imaginer. Mais cela ne peut suffire : le taux d’imposition des personnes riches doit être tel qu’ils puissent exercer cette « vertu de magnificence » évoquée par Pie XII. Plus largement, l’entrepreneuriat doit être favorisé, moins par des subventions que par la possibilité de constituer des profits et de les accumuler.

Dans un monde où l’emploi informel concerne 1,8 Mrds de personnes (sur trois milliards d’emplois), il est fondamental de trouver assez de capital pour donner à ces populations les outils qui leur permettront d’accroître leur efficacité et leur revenu. Cela suppose des transferts financiers depuis les pays riches ; ceux-ci peuvent prendre la forme d’investissements directs étrangers mais aussi de placements financiers. Or, dès qu’une entreprise française investit dans un pays émergent, qu’elle y transfère son épargne, son savoir-faire et les compétences de ses cadres, l’opinion publique crie au scandale de la délocalisation. Il s’agit bien pourtant d’une forme de partage de nos richesses organisé par une institution non étatique au bénéfice de populations pauvres ! Même si ces transferts privés entraînaient une baisse de notre propre niveau de vie, ce qui ne se vérifie pas en général, l’Église devrait y retrouver une trace du message évangélique.

Alors, est-il encore temps de fustiger la pression de la rentabilité financière à court terme ? Certainement et nombre de dirigeants salariés la dénoncent. Mais il faut alors rappeler que la tradition de l’Église signale sa préférence pour un capital utilisé comme un prolongement de la personne. Autrement dit, lorsque le pape François condamne « la spéculation financière », il fait mouche. Mais il ne faudrait pas jeter le bébé avec l’eau du bain. La lutte contre le lucre ne doit pas être telle qu’elle empêche les entrepreneurs de se faire « des amis avec l’argent trompeur »[x].

[i] 24 octobre 1951, DC 1952

[ii] Média Internet http://www.huffingtonpost.fr/2014/10/01/mark-zuckerberg-offre-ile_n_5913932.html

[iii] Quadragesimo Anno, AAS 23 (1931)

[iv] Bill Gates, Why Inequality Matters, « The Blog of Bill Gates », 13 octobre 2014, Média Internet http://www.gatesnotes.com/Books/Why-Inequality-Matters-Capital-in-21st-Century-Review.

[v] § 35

[vi] Saint Matthieu 19, 21

[vii] Actes 2, 45

[viii] Deuxième lettre de Saint Paul, apôtre, aux Corinthiens 8, 4

[ix] Saint Matthieu 25, 14-30

[x] Saint Luc 16, 9